27 setembro 2007

un homme et une femme

théoricien radical, andré gorz a composé une élégie à la femme de sa vie.



«Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien.» Les premières phrases saisissent par leur promesse d'infini. Elles contiennent le mystère de la rencontre pérenne entre un homme et une femme. L'accord du corps et de l'âme. Comment un auteur à la réputation bien établie sur des sujets sérieux, comme le capitalisme en crise et la fin du salariat ou les affres de l'existence humaine en est-il venu à écrire cette Lettre à D. Histoire d'un amour, intime, profondément émouvante ? Pour refaire le chemin, il faut se rendre au terminus de ces cinquante-huit années communes, à Vosnon, petit village de l'Aube entre Champagne et Bourgogne, où le couple s'est établi depuis une vingtaine d'années. L'espace est une matérialisation du temps, ou tout au moins le moyen le plus sûr de le baliser. Aussi, peut-on parcourir le chemin dans les deux sens : celui qui a conduit ce couple du coeur de Paris jusqu'ici, dans cette belle maison de maître, débouchant sur une troublante vieillesse amoureuse, ou bien remonter les années et les lieux vers Saint-Germain-des-Prés et une jeunesse ardente.

La forme choisie est une lettre. Une Lettre à D . Simple initiale, aux développements infinis dont la femme qu'elle désigne se méfie un peu, gênée moins par une perte tardive de l'anonymat (elle a toujours su qui elle était) que par sa présence dans une scène aménagée par un autre, fût-il l'amour de sa vie. Née en Angleterre, D. a tout partagé et pas mal sacrifié, sans regrets apparents, à celui qui lui a couru après un soir neigeux, le 23 octobre 1947, pour l'inviter à aller danser. Lui, ensuite : théoricien radical de la réduction du temps de travail, puis de sa fin, connu en tant qu'André Gorz ; journaliste et grand reporter sous le pseudonyme de Michel Bosquet, à l'Express et au Nouvel Obs des belles années, introduisant dans la presse les thèmes et les combats écologistes. Sartrien impénitent, il continue à trouver beau le nom même de Sartre, rencontré alors qu'il portait un patronyme rugueux, âpre, bref «sartrien», celui de Gérard Horst, juif en fuite né à Vienne en 1923, devenu français par la force des choses.

Ces nombreuses identités semblent nécessaires à notre homme, contrairement à elle qui n'a toujours été que D. : «Nous naissons plusieurs mais on meurt seul, a écrit quelqu'un. Mes triples ou quadruples identités ont des raisons historiques et le refus de toute identité certaine de ma part. Il n'y avait aucune possibilité de m'identifier à mon père qui était juif, ni à ma mère catholique qui était antisémite, ni à l'Autriche où je suis né, ni à la Suisse, le pays où je me suis réfugié, parce qu'on ne devient jamais suisse, on y reste toujours un étranger.» Quand il commence à travailler à Paris Presse, le directeur le prévient qu'il ne pourra pas signer de son nom allemand, «parce que les Français n'aiment pas les Boches», d'où Bosquet, la traduction en français de Horst. De même, il lui était impensable d'utiliser son patronyme et encore moins son pseudonyme de presse pour signer son premier essai, à cette «époque de guerre froide intérieure» où l'on chassait le communiste partout, et qu'on examinait sa demande de naturalisation. Une troisième identité est alors venue se rajouter aux deux autres, «trouvée sur les jumelles que m'avait léguées mon père, ces jumelles avaient été fabriquées dans un endroit qui s'appelait Gorz, Gorizia pour les Italiens, autrefois autrichienne, une ville extraterritoriale qui n'est ni allemande, ni slovène, ni italienne, un peu comme Trieste». D'où André Gorz, la couverture d'emprunt qui lui sert aujourd'hui pour écrire à D. Peut-être est-il incapable de signer sous son nom de naissance qu'il n'a jamais pleinement habité. Sauf avec elle. « Cela me fait bizarre que vous l'appeliez André, dit-elle en faisant visiter l'hectare de jardin attenant à la demeure qui suffit à leurs promenades. Pour moi, c'est Gérard. Il a toujours été Gérard.»
Gérard, Michel, André, qu'importe... A travers tous ces prénoms, le même homme a aimé la même femme. C'est sans doute dans cet amour-là qu'il se retrouve enfin ne faire qu'un seul. C'est parce que la maladie a frappé et que la mort est proche qu'il ressent le besoin irrépressible de «donner un sens» à leur histoire d'amour. Pour imprimer quelque part l'évidence non dite auparavant, celle de sa présence immuable à elle durant toutes ces années. «J'ai toujours vécu toutes les choses comme provisoires par rapport à mon avenir, j'ai vécu avec D. sans me poser en permanence des questions et sans y faire attention, comme j'ai écrit des articles sans faire attention au journal dans lequel j'écrivais, j'étais toujours absent. C'était mon mode de fonctionnement. Il y avait le refus d'exister, qui est à l'origine de tout narcissisme. Cela me venait de l'enfance. Quoi que je fasse, j'étais coupable. Je me sentais profondément indigne de D. Je ne la méritais pas. En refaisant le chemin de notre histoire commune, j'ai beaucoup pleuré. Il fallait que je fasse ce travail avant de mourir. Puisque notre rapport a été ce qui il y a eu de plus important dans notre vie.»

Avant de devenir philosophe du travail, André Gorz a été philosophe tout court. Et il l'est resté, ne serait-ce que par cette conviction chevillée à jamais à son corps que les idées peuvent changer le monde. Et des idées, il en a brassé au cours de son existence studieuse. Or, depuis Platon, la certitude s'est imposée qu'il n'y a pas de bonnes idées sans amour, que la pensée est érotique. Alors, question subsidiaire : quelle relation entretient l'oeuvre avec l'amour, surtout l'amour de l'autre (des autres) qui l'a rendue possible ? «Je laisse des livres et des archives. Je suis identifiable par ce que j'ai fait. Quand on sera morts tous les deux, que sauront les gens de D. ? Je n'ai jamais écrit sur elle, sauf dans le Traître, et très mal. J'ai eu besoin de rétablir quelque chose qui a existé. C'est un livre personnel que je ne pouvais écrire qu'en m'adressant à elle, je ne pouvais pas l'écrire pour un public imaginaire, parce que cela ne le regarde pas, je l'ai écrit pour elle et pour moi.» Dans le salon de Vosnon, D. est là qui l'écoute parler, assise sur le canapé en contrebas du bureau. Elle ne dit rien. Juste quand il viendra à s'absenter de la pièce quelques minutes, elle confiera: «Il a toujours été plus compliqué que moi.» Elle ne comprend pas pourquoi il a eu besoin d'écrire cette Lettre à D . «Tu ne vas pas le publier ?» lui a-t-elle dit quand il lui a fait lire le manuscrit. Bien sûr qu'il l'a publié.

Pourquoi l'aime-t-il ? Il cherche les raisons qui fondent l'amour pour l'autre. Son altérité justement l'impressionnait. «Avec toi, j'étais ailleurs, en un lieu étranger, étranger à moi-même.» Elle parlait anglais, sans montrer pourtant un fort sentiment d'appartenance nationale. Il l'admirait d'avoir réussi à atténuer son accent. «Mais j'ai toujours un accent», proteste-t-elle, le prenant en faute comme un gamin aveuglé par son amour. Il s'est réfugié dans sa langue à elle, qui est devenue celle de leur intimité, une barrière sur leur monde protégé. «Je disais de toi que tu étais une export only, c'est-à-dire un de ces produits réservés pour l'exportation et introuvables en Grande-Bretagne même.» Il trouve auprès d'elle la sécurité qui lui a fait défaut. Elle aussi sans doute, porteuse comme lui d'une blessure originaire. Une famille brisée par la guerre et les querelles parentales, elle a été élevée par son parrain dans une petite ville de la côte britannique. «Nous étions, l'un et l'autre, des enfants de la précarité et du conflit.» Deux enfants perdus qui se sont arrimés l'un à l'autre.

Ensemble, ils vont affronter le monde. Car «avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances, écrit-il. Tu étais le complément de l'irréalisation du réel.» En parallèle du récit de leur relation, André Gorz convoque les événements, les rencontres marquantes, dont la plus importante fut celle avec Sartre en 1946, qui le pousse à écrire les Fondements . C'était à Lausanne. Sartre y était venu pour une conférence ; à la réception qui a suivi, le jeune homme a monopolisé l'idole pendant une heure : «Les autres n'étaient pas du tout contents. Ce qui m'a surpris, c'était sa vivacité. Chaque fois qu'il portait son verre ou sa cigarette à ses lèvres, il donnait un coup de coude ! Je n'avais jamais connu personne d'aussi vivant, d'aussi heureux d'être vivant, totalement réconcilié avec soi-même.» Le couple formé, il entre dans le cénacle de Jean-Paul et Simone. «Sartre adorait les femmes et il était très impressionné par D. Il aimait les gens qui n'avaient pas de rapports respectueux avec lui, qui ne le traitaient pas comme un monument historique. Il avait horreur de gens qui s'approchaient avec des courbettes, ils avaient perdu déjà avant d'ouvrir la bouche. D. a le chic de traiter les gens importants avec le plus grand naturel, la plus grande aisance, comme des égaux. Ça a plu à Sartre, ça a plu à Mendès.»

On se dit que, sous ces auspices-là, ils auront rayé d'emblée l'option mariage. Oui, il reconnaît qu'il était contre cette «institution bourgeoise», par objections de principe, idéologiques. Elle, elle le souhaitait comme un pacte de vie. Ils se sont mariés au début de l'automne 1949. Encore aujourd'hui, André ressert les mêmes arguments passionnés qu'il opposait à D. quand elle parlait mariage. «On ne peut pas réglementer l'amour, on ne peut pas prescrire ni les normes de conduites, ni de fidélité ou quoi que ce soit. Je parle de pacte pour la vie avant même d'évoquer l'idée de mariage. C'est Touraine qui a écrit : l'amour est la moins sociable des conduites, potentiellement capable de toutes les transgressions sociales. L'amour est une transgression sociale. Parce qu'il préfère une personne à la société, l'amour contient tous les germes de la subversion. Il était très mal vu dans les régimes totalitaires et il continue à l'être. Dans le nazisme ou le stalinisme, l'amour était considéré comme une trahison, parce qu'on n'a pas le droit de mettre une personne au-dessus de la société. Le mariage est un moyen pour la société de récupérer l'amour.» Les arguments «irréfutables» de D., il les a mis dans le livre. On les trouve moins convaincants que les siens. Le théoricien subversif a plié devant la femme pragmatique.

Ce pacte de vie engagé, on le voit, lui, beaucoup travailler. Il la décrit peu évoluer dans la vie quotidienne. Il l'esquisse en pointillés toujours en fond de ses activités. Leur trajet emprunte le biais de différents domiciles, rue des Saints-Pères, rue Saint-Maur, rue du Bac et plusieurs maisons à la campagne, jusqu'à la dernière en date, ici, à Vosnon. A la fin des années quarante, il passe une bonne partie de ses nuits sur son Essai ( Fondements pour une morale, publié finalement en 1977 chez Galilée), avant d'être recruté à Paris Presse où il fait la revue de la presse étrangère. D. l'épaule en gérant une impressionnante documentation qui le suivra partout. L'insécurité professionnelle et financière est-elle trop grande alors pour songer à avoir des enfants ? Cest une des raisons qu'il avance, comme celle de son immaturité : «C'était un sacrifice que D. a fait. Parce qu'elle sentait très bien que je n'étais pas mûr pour une paternité. Elle le sentait...» Pourtant, il l'imagine bonne mère. Mais il n'a pas de regrets, finalement il l'a eue pour lui tout seul. «Ni l'un ni l'autre n'a une famille. Nous n'avions pas de famille à fonder pour transmettre quoi que ce soit, puisque nous n'avions jamais eu de famille nous-mêmes.» Quand il travaille à l'Express à partir de 1955, elle l'accompagne dans ses reportages en France et à l'étranger, partage ses enthousiasmes idéologiques en jouant les modérateurs réalistes. Un rapport de «coopération», explique-t-il, se tournant vers D. toujours muette dans son canapé : « Je ne sais pas ce qu'en pense D. (silence). Là, il y a une injustice. Moi, j'ai écrit un livre qui est essentiellement sur elle et mon rapport avec elle, et c'est moi que vous interrogez. J'assume de l'avoir écrit. Mais le sujet que je me suis donné, ce sujet, c'est elle.»

Qu'elle soit devenue sujet malgré elle, vient en partie de sa peur à lui de la perdre. La maladie a commencé de l'atteindre au tournant de la cinquantaine. D., immobilisée pendant des mois après son opération pour une hernie discale. D. souffrante à vie d'une affection évolutive sans traitements possibles, puis d'un cancer. Il a pris sa retraite à 60 ans pour être auprès d'elle, a appris la cuisine, publié six livres et des centaines d'articles depuis. A 83 «ans, il regarde toujours la société d'un oeil critique, la rhétorique véloce et le sourire enfantin. Intarissable sur l'Immatériel, son dernier livre, paru chez Galilée en 2003. «J'essaye de montrer que le prétendu capitalisme cognitif n'est pas du capitalisme, c'est la crise du capitalisme. Qu'il n'y a pas de production de valeur dans le cognitif. Il est absurde de dire que la production de valeur, c'est la production d'information. L'information ne peut pas avoir de valeur, puisqu'elle n'est pas une marchandise, et dire qu'elle est une valeur et qu'il y a un capitalisme du cognitif, c'est nier tout le potentiel de subversion, de gratuité qu'il y a dans l'économie de l'immatériel.» Il raconte qu'il vient de passer six semaines laborieuses à écrire ce qu'il pense être son dernier article. On va voir.

André Gorz dit que Lettre à D. sera son ultime livre au monde. Une tentative délicate et tendre d'exprimer «la résonance» qui lie deux êtres. «L'amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu'ils ont de moins dicible, de moins socialisable, de réfractaire aux rôles et aux images d'eux-mêmes que la société leur impose, aux appartenances culturelles.» André avait envie de faire aimer D. comme il l'aime. «Tu viens juste d'avoir quatre-vingt-deux ans...», Lettre à D. se termine comme elle a commencé, mais avec une manière de post-scriptum disant les accointances manifestes entre l'amour, la mort et l'écriture qui sauve l'un en apprivoisant l'autre. «Nous nous sommes dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.» Le toit de leur maison de Vosnon a cette particularité qui les fascine tous deux, il est formé d'une charpente double qui défie les siècles.

Par Jean-Baptiste MARONGIU, Frédérique ROUSSEL
Jeudi 5 octobre 2006
dans
http://www.liberation.fr/culture